A vos coeurs

A vos cœurs !

L'aurore vient tirer doucement le monde de la nuit en lui chuchotant des petits secrets. Juste après le profond silence qui accompagne le lever du soleil éclate une symphonie discrète de tous les êtres, parfois minuscules et invisibles, qui se réveillent avant les hommes.
Avec les gazouillis des oiseaux naissent le bruissement de leurs ailes sur les branches, aussi ténu qu'un souffle, et le régulier crissement des grillons qui se cachent dans de minuscules souterrains bordés d'herbes folles. Au loin, un coq chante pour saluer le retour de l'astre d'or, mais il reçoit pour seule réponse les aboiements désordonnés d'un chien visiblement tiré trop tôt de son repos.
Dans les champs, on peut voir onduler sous la brise l'infinie surface de l'étang de blé encore vert, secouant ses épis pour les débarrasser de la froide rosée matinale qui les fait frémir. Quelque part dans leurs sillons parfaitement tracés, quelques rongeurs minuscules ou à grandes oreilles batifolent librement, goûtant avec délice les brins d'herbe que l'air de la nuit a rendus tendres et frais. Les roucoulements proches d'une tourterelle jaillissent inopinément dans l'atmosphère si légère comme pour compter les secondes de cette quiétude sacrée; et les premiers insectes viennent butiner l'iris sucré des fleurs tout en bourdonnant de satisfaction. Oui, comme le monde est paisible avant que ne se réveillent les hommes...
J'ai ouvert les yeux avant même que la lune finisse sa course, je me suis concentrée pour percevoir cette discrète rumeur de la nature et maintenant tous ces sons si charmants me bercent, prêts à m'endormir à nouveau. J'ai l'impression d'assister à une fête à laquelle je n'ai pas été conviée, j'épie les faits et gestes du monde tant qu'il est encore souverain en retenant presque ma respiration, tant j'ai peur de tout faire disparaître.
Un paon lance soudain son cri strident qui me fait sortir en sursautant de la délicieuse torpeur dans laquelle l'aube m'avait plongée. Il a suffit de quelques minutes pour que se rompe le charme : à présent on peut entendre les bruites des humains qui s'éveillent. Oh, ce n'est d'abord pas grand chose, juste le roulement étouffé des véhicules sur la noire bande d'asphalte qui pourrait ressembler au chant des vagues... Et puis on entend des moteurs démarrer, des portes s'ouvrir ou se fermer en claquant, des klaxons s'élever et des freins grincer, des volets craquer en s'ouvrant et des cloches sonner dans la ville...
Cette agitation qui est pourtant habituelle me dérange aujourd'hui, car elle a noyé sous son flot discordant la pure mélodie de la nature. Peut être que ce n'est pas ça qui m'importune le plus, peut être que c'est plutôt de savoir que malgré mon amour et mon respect pour la Terre, je fais partie de cette civilisation qui la détruit jour après jour, cette race humaine qui se croit plus puissante que l'univers...
Comment ne pas culpabiliser en le voyant devenir ainsi? Comment rester insensible, inactif, impassible? Comment faire changer les choses, réagir les hommes?
Tous devraient se réveiller à l'aube et prendre le temps d'écouter, pour une fois, ce que leur murmure tout bas la nature. Ce n'est pas un exploit à accomplir ni une requête impossible, ce sont juste cinq minutes qui pourraient être l'aurore, justement, d'une ère nouvelle... C'est à nous les hommes, qui sommes venus après, de rendre la gloire et l'honneur à celle qui nous a donné la vie... Car serions-nous là si la Nature n'avait pas existé?
Nous devons réagir avant qu'elle ne reprenne seule ses droits, en utilisant ses forces qui sont et seront toujours plus puissantes que les nôtres... Parce que nous savons quelles en seraient les conséquences, quelles souffrances il nous faudrait endurer; et je suis persuadée que chacun, au fond de lui, désire non pas un avenir sombre et difficile mais une vie pleine de sons et de couleurs, d'amours et de bonheurs, de rires et non de p(l)eurs... Alors à vos !