Ceci est une nouvelle que bibi va présenter à un concours.
Thème : Un mur, des murs... Le 20e anniversaire de la chute du Mur de Berlin, nouvelle commémorative, etc... Le texte entre guillemets au début est l'introduction que nous devions continuer.
Restrictions : moins de 15000 caractères.
Si cela intéresse quelqu'un, je donnerai le reste des informations du sujet.
Bonne lecture
La Folie du Mur
« Le matin, en ouvrant la porte, tu tombes sur un mur. Pour sortir du lit, tu dois demander la permission. Tu dois demander la permission de quitter ta maison, ta rue, ta ville. On ne te la donne pas, cette permission, et ce haut mur ceinture la ville tout entière. Des briques, toujours plus de briques. La nuit, tu dors enfermé derrière ce mur monumental. »
Elle est bien finie, l'époque de tes sorties nocturnes, durant tes nuits d'insomnie. Au coucher du soleil, la ville meurt étranglée par le haut mur qui l'enserre. Tu dois te résigner à faire les cent pas dans ton petit appartement. Tu dois te limiter à te poster avec envie aux carreaux sales, admirant dans l'obscurité les rues désertes. La pluie coule et roule sur les pavés, dans les caniveaux, charrie son poids de haines et de secrets déversés par cette ville. Tu dois te retourner sans fin sur ton matelas inconfortable. Tu tues un temps qui n'en finit pas de mourir. Du crépuscule au matin, le martèlement des gouttes mobilise tes réserves de patience. Tu attends l'aube grise qui expulse des immeubles des flots de passants.
Tu te lèves alors, pour une nouvelle journée sans but. Un bref regard au ciel, délavé par l'orage de la veille, gris pâle. Tu es prêt à endurer tes heures de travail abrutissantes. Tu sors, puis soupires lorsqu'enfin tu te rends compte. C'est dimanche. Tu n'as même plus la paperasse répétitive à traiter pour te distraire de ton ennui, ce gouffre de lassitude qui cherche à t'engloutir. Alors tu déambules. Le hasard guide tes pas dans un petit parc serré entre deux murs. Tu distingues à peine le mur, camouflé par les hêtres et les marronniers. Les gens ici paraissent moins désincarnés, moins méfiants, moins pris au piège par les briques.
Surtout, ne pas lever la tête, ne pas presser le pas, ne pas sourire. Mais les usagers du bout de verdure semblent ignorer cette règle tacite, vouloir oublier l'existence du rideau de fer. Aucun ne te jette un regard, tu t'assieds sur un banc et renverses la tête en arrière. Le ciel à présent lumineux semble te narguer. Il transporte chaque jour son lot de rêves et de prières, les entraîne vers une liberté intangible mais immuable. Toi, tu es cloué au sol, et les barbelés déchireraient tes ailes si tu tentais de t'envoler. Que peux-tu faire, seul face au monde ? Que peux-tu dire ? Cette injustice te révolte, qu'avez-vous donc fait de pire que les autres pour vous retrouver emprisonnés ainsi ? Et tu le sais, tu le sens, la même indignation se cache autour de toi, la même rage impuissante. Tu n'as pas le choix, tu ne l'as plus, tu dois subir l'univers carcéral que cette ville est devenue. Face à cette constatation, tu te laisses aller à ton mal-être, lâchant la bride à ton esprit vagabond.
Elle s'assied souplement à côté de toi. Tu n'esquisses pas un battement de cils, prostré dans un désespoir insondable. Elle est aussi anonyme que toi, elle sent la pomme. Autant d'informations que tu reçois sans le vouloir. Tu laisses les secondes s'égrener pesamment. Tu jettes une œillade furtive, puis deux, à ses longues mains fines. Elles tremblent. Elle frissonne.
Entre ses doigts délicats, tu aperçois une lettre. Le papier en est froissé, l'encre s'est dissoute. Il ne reste plus que quelques mots lisibles sur le papier trempé. Des larmes coulent et roulent sur les joues de la belle inconnue. Des larmes gouttent patiemment sur le sol. Des larmes pleuvent du nuage gris perle. Des larmes s'amassent dans tes yeux, brouillent ta vision. Des larmes, toujours plus de larmes. Plus personne n'a envie de se lever, de s'essuyer le visage.
Aujourd'hui, l'univers est triste, l'univers pleure. Ce sont ses larmes qui roulent et coulent, coulent et roulent, continueront jusqu'à l'assèchement de l'humanité. Tout n'est que larmes, dans ce monde sans espoir. Ces flots de tristesse se déversent, menacent de te happer. Tu ne dois pas sombrer, telle a toujours été ton unique pensée. Tout faire, toujours, pour ne pas sombrer. L'océan de ton esprit mugit, tempête, derrière la digue fragile que tu as érigée. Tu le contiens dans d'immenses efforts, tu résistes encore un peu. Et tu t'accroches au désespoir de l'inconnue comme à une bouée. Son histoire, c'est ce fiancé qu'elle pleure, disparu de l'autre côté du mur. Tu lis discrètement quelques bribes de la lettre, par-dessus son épaule. Tu es indiscret.
Tu tends un mouchoir à cette voisine qui partage ta souffrance du mur. Elle accepte le carré de tissu avec un demi-sourire énigmatique, voilé de tristesse.
En échange, elle t'offre un mot de remerciement distrait. Se lève, s'éloigne, disparaît. Tu la suis des yeux, rendu mélancolique par cette rencontre hasardeuse. Tu es envahi d'un sensation étrange, inconnue. Tu n'étais encore jamais tombé amoureux. Tu quittes le parc à ton tour, reprends ta marche routinière, te persuades que tu ne la reverras jamais. Tu essayes de l'oublier, de t'oublier, sans pour autant sombrer. Pourtant, le dimanche qui suit, tes pas t'entraînent malgré toi vers le petit parc. Tu as le cœur tout vibrant de joie, d'espoir, appréhension, lorsque tu passes le platane. Puis ce pauvre petit cœur a failli déborder d'euphorie. Elle est là. Elle te sourit. Quelques phrases sont échangées, le mouchoir t'est rendu, chacun repart.
Tu la retrouves le dimanche suivant, celui d'après. Au fil de vos rencontres hebdomadaires, tu réapprends la joie de vivre. Tu oublies un peu l'écrasante présence du mur. Tu renforces ton rempart personnel, l'océan se calme, tu retrouves le sourire. Ta raison se rééquilibre, tu supportes mieux ton travail sans intérêt. Tu passes la semaine dans l'attente de la revoir, de revivre vos discussions pétillantes. Ta vie se réorganise autour d'elle, de tes sentiments. Car tu l'aimes, tu en es sûr à présent. Tu voudrais la remercier d'être là. Tu ne trouves pas les mots. Alors tu te tais, tu plaisantes, profites de l'instant.
Puis chacun repart de son côté, happé par l'ombre gigantesque du mur de Berlin. Chacun affronte seul ses démons, chacun doit se battre pour sauver sa raison. Tu reconstruis jour après jour ta digue, érodée par les attaques nocturnes de l'océan qui rôde comme une bête sauvage derrière. Il voudrait submerger ton mur de protection, dévorer ton esprit. Tu le contiens à grand-peine de l'autre côté du barrage. Elle, elle tente de le détruire, son mur. Son mur qui l'emprisonne, l'empêche de se déplacer, de se retrouver. Ce mur haï qui la sépare de l'homme qu'elle aime. Tu t'es résigné, tu veux seulement la voir heureuse, la voir oublier ses soucis à tes côtés. Tu veux l'aider, mais tu ne peux rien faire pour son combat. Chacun doit gagner, seul, un sursis. Et l'autre ne peut rien pour l'aider, hormis partager la chaleur de son amitié. Chacun espère la fin du calvaire. Mais chacun voit son destin à sa manière. Tu veux garder ton mur intact, ta protection face à l'immense océan. Elle rêve la chute du Mur, son ennemi personnel, obstacle à la liberté.
Alors chacun espère, seul.
Un matin, elle n'est pas au rendez-vous. Tu t'assieds, tu patientes, longtemps. Les minutes s'écoulent dans l'ennui ambiant, paraissent des années. Ton esprit se met à vagabonder. Reviennent les pensées noires, elle les avait si bien chassées. L'océan se déchaine à nouveau sur ta muraille, ton esprit. D'aucuns considèrent cette masse liquide comme un symbole de liberté, d'évasion, de rêve. Pour toi, elle n'est qu'une force aveugle qui menace d'engloutir ton Atlantide, pour toujours. Elle est changeante, bête fauve, vague, armée innombrable. Toutes ces formes poursuivent pourtant un même but : te faire sombrer. Tu résistes, grince des dents, tandis que les heures se déroulent. Elle ne vient toujours pas. A présent, tu t'inquiètes.
Une cloche sinistre résonne au loin, se fait l'écho de ton atroce pressentiment. Tu te lèves, soudain pris d'une angoisse incontrôlable. Tu sors du parc, tu cours presque. Tu as passé la journée à l'attendre, le soleil se couche derrière le mur. Tu t'arrêtes au milieu d'une avenue, les gens jurent, te bousculent. Tu les ignores, ton esprit submergé par l'immensité de la ville. Tu n'as aucune chance de la trouver au milieu de tous ces passants. Tu ne sais plus quoi faire, où chercher, tu es perdu. Où est-elle ? Est-elle en danger ? Tu n'as aucun moyen de le deviner. Alors tu rentres, désemparé, chez toi. Tu allumes mécaniquement la télévision, tu as comme un besoin de t'abrutir de leur propagande. Au lieu de ça, tu vois son visage, affiché, exhibé sur l'écran cathodique. Le sang coule et roule sur sa peau claire, les larmes roulent et coulent sur ton visage déjà creusé. L'océan se jette rageusement contre ta digue, ton esprit va céder. Tu attends, hébété, la noyade. Tu perçois quelques bribes d'informations, au hasard. Elle a été repérée essayant de passer le mur. Abattue. A bout portant. Et dans les grands yeux morts, presque effacée par la caméra, tu vois la lueur d'espoir. Tu grimaces.
Souvenirs, foutus souvenirs. Tu frappes vainement du poing la paroi capitonnée de la cellule. Ton esprit s'est noyé, submergé depuis longtemps. Tu as pourtant essayé de continuer, de tenir, de garder la digue en état. Tu as surmonté cette épreuve, tu t'es accroché à ta vie monocorde. Tu t'es marié, tes enfants sont grands, à présent. Tu as résisté, homme face à la mer démontée, le gardien du phare, le seul à entretenir le mur qui protégeait tes pensées. Tu as gardé le cap. Les années ont passé sur ta carcasse comme la mer érode une falaise, te laissant plus marqué à chaque anniversaire. Mais tu as tenu. Et puis, et puis, l'océan démonté s'est tant et si bien fracassé sur les briques qu'un jour, les portes ont cédé, l'ont laissé entrer. Tu te souviens de ton Atlantide abritée, protégée par ses remparts. Et tu te souviens également de ce jour maudit. Le peuple par vagues s'est jeté contre le Mur, a fracassé ta muraille. Le Mur de Berlin est tombé, et avec lui ton rempart face à la folie. Depuis, tu tentes de reconstruire ta ville oubliée dans tous ses fastes, mais toujours le reflux détruit tes châteaux de sable. Tu es condamné à espérer sans fin sa renaissance, qui n'aura jamais lieu. Cette image corrompt le reste de ton esprit. Tu tentes de l'effacer, elle envahit tout l'arrière de tes paupières. Tu n'es plus maître de rien. Les larmes coulent et roulent sur tes joues ravinées, le reflux repasse et passe sur les restes de ton mur. Tu gémis.
Diversion bienvenue, un soignant passe la porte. Il pose le plateau-repas, les calmants, sur la table. Ressort. Il ferme la porte à clef, sachant comme toi que cela ne rime à rien. Tu n'as aucune envie de t'échapper. Les quatre murs blancs ne sont qu'une pâle copie de ton géant de briques, mais ils te protègent un peu de la noyade. Tu as aimé ta digue, tu as haï le Mur, sans comprendre qu'ils étaient liés, pour toujours et à jamais. Tu rêvais de liberté, sans comprendre qu'elle te détruirait. Le mur, aujourd'hui, est tombé, ce mur qui te protégeait. Et les gouttes roulent et coulent sur ta fenêtre, les larmes coulent et roulent encore sur tes joues. Il y a toujours des murs, il suffit de les trouver. Toi, tu as coulé, mais d'autres pourront se prémunir de leur noyade. Apprendre à nager, ne pas commettre ton erreur. Ne pas refuser le danger, le braver et continuer, à découvert.
Parce qu'au fond, la folie commence par un mur.